vendredi 6 juillet 2012

,99

19.99, 29.99, 69.99. Pourquoi afficher de tels prix alors que les conventions voudraient que l'on choisisse plutôt des chiffres ronds tels que 20, 30, 70? Si les publicitaires ou marketeurs gaspillent de l'encre supplémentaire pour imprimer les trois caractères additionnels ",99", c'est qu'ils doivent quelque part en tirer un bénéfice. Quelle sensibilité peut donc avoir un consommateur potentiel face à ces chiffres qui ne tournent pas rond? Un reportage signé Mathieu Rajerison



L'obsession des chiffres ronds

Tout d'abord, je vois dans l'affichage de ces prix une atteinte, une provocation à notre obsession des chiffres ronds. Les chiffres ronds sont en effet ancrés dans nos systèmes de référence. De mesures du temps avec les décennies, centenaires, millénaires, du poids avec les seuils de 50 kilos, 80 kilos, 100 (ou les paquets de biscuits de 100 g), de la qualité avec l'évaluation des élèves ou de la satisfaction du client sur 10 ou 20 points. Afficher des prix tels que 79.99 euros, 199.99 euros contre-carre cette régle, nous surprend et nous amène à un certain nombre de questionnements.

L'esprit humain aura aussi tendance à arrondir ce prix afin de le rendre intelligible. Une mécanique intellectuelle se met en route. Les processus cognitifs qui accompagnent la vision de prix en 9 prix créent les conditions favorables à une mémorisation du message publicitaire et donc du produit.



Faire cadeau de

Le consommateur peut se poser un certain nombre de questions quant à l'affichage du prix érodé, altéré qui est le prix en 9. La première réponse venant à l'esprit est que le vendeur (qui est invisible) a consenti à abaisser le prix. Le vendeur manifeste de cette façon sa présence de même qu'une certaine générosité: "il fait cadeau de". Par conséquent, la pancarte et le prix qui y est affiché deviennent un intermédiaire, un vecteur par lequel une relation affective peut transiter entre un vendeur absent mais imaginé et un consommateur furtif mais sensible.

On pense aussi que cette expérience d'achat nous procurera la sensation d'une dépense partielle, qui sera de ce fait moins culpabilisante.



Le graphisme du 9

La présence des décimales tend à étirer le prix. Ce dernier occupe ainsi plus d'espace sur le support publicitaire et améliore sa visibilité.

Le chiffre 9 a pour moi un graphisme assez étonnant. Il a le dynamisme d'une virgule, et celui d'une spirale qui, par sa figure hypnotique, parvient plus efficacement à capter l'attention d'un piéton ou d'un automobiliste initialement plus occupé à regarder la route que les réclames qui la parsèment.

Le 9 rappelle aussi un escargot replié dans sa coquille. Il pourrait s'agir d'une version introvertie, discrète, pudique, du 0 qui n'ose s'offrir au regard du consommant - ou d'un 0 apeuré qui s'isole du monde consumériste. En somme, le 9 caractérise un prix fragilisé plus vulnérable à l'acte d'achat.

Une suite de 9 peut aussi rappeler un 666 que l'on aurait, par malice, inversé. Cela bouscule un peu notre subconscient: image subliminale destinée à faciliter l'ancrage de la pub?



La résolution

En musique, des accords comportant des altérations sont dysharmonieux. Ils tendent à résoudre, par un certain magnétisme, sur des accords, des notes, plus en cadre avec l'hamonie générale d'un morceau. On qualifie ces accords de tendus. On peut trouver une analogie avec les élastiques qui ont cette faculté à retrouver leur forme initiale malgré l'étirement, la torsion qui leur sont appliqués. La présence de notes altérées dans une mélodie fera implicitement apparaître sur la partition, ou dans l'esprit de l'auditeur la note mélodieuse la plus proche.

Un chiffre est rond hamonieux, un prix en ,99 plutôt altéré, érodé, dysharmonieux, tendu. Il tendra à résoudre sur un chiffre rond. On aura tendance à arrondir des chiffres décimaux aux entiers les plus proches: en voyant 29.99, notre esprit voit 30. Cela procède du même phénomène qu'en musique: une sensibilité à l'harmonie, à l'esthétique qui tend à corriger toute imperfection.

Pourtant, dans le cas des prix en 9, la résolution aboutit à atteindre la borne haute et non la borne basse du prix: 30 euros pour 29.99 et non 29. On se retrouve perdants et non gagnants. La seule façon possible de soulager cette tension se fait dans l'acte d'achat, ce qui est bien pernicieux. Seule la dépense efface le prix et on en tire, du reste, une certaine satisfaction.



Fétichisme des pièces

Imaginons que vous ayez succombé à la tentation d'achat, que le produit convoité coûte 39.99 euros et que votre porte-feuille compte deux billets de 20 euros. Le vendeur, en retour de la somme versée, aura eu la politesse de vous rendre (en plus de l'objet acquis) une petite pièce de 1 centime d'euro, somme très symbolique. Quelque part, on est gagnant.

Ces pièces de 1 centime d'euro sont les victimes de cette politique des prix en 9. Elles garnissent joyeusement notre porte-monnaie jusqu'à y stagner, voire rouiller: Par flegme, on ne les sort quasiment jamais comme on laisse le soin de faire l'appoint à la caisse.

La somme de ces pièces est si infime que c'est moins leur valeur marchande que celle, affective, qui les caractérise. Un attachement particulier peut se constituer, contrairement à ces pièces de 10, 20 centimes d'euros qu'on dégaine à tire-larigot.

Indirectement, de telles dépenses parviennent à développer chez nous un fétichisme pour la petite monnaie, voire un penchant pour la numémastique.